Les risques d’effondrements environnementaux et sociétaux : vers une redéfinition du contrat social

le 8 novembre 2021

Medhi Si Djelloul

L’exigence d’un monde nouveau semble exacerbée depuis la crise sanitaire débutée au premier trimestre 2020. Sans cesse, nous est rappelé la fin annoncée de l’Homme à travers la nouvelle ère géologique dont nous sommes les moteurs. Il est désormais ressenti partout, tant les événements atteignent de tristes proportions. Cet été 2021, que ce soit en Grèce, en Italie, au Canada ou en Allemagne, des événements climatiques extrêmes ont provoqué une destruction irréversible d’écosystèmes et d’habitats, provoquant une certaine prise de conscience du monde vers lequel nous pourrions nous rediriger sans action massive et dirigée des individus, des Etats et des entreprises.

C’est le 1er octobre 1972 que le Club de Rome, organisation puisant ses origines dans la très libérale OCDE, a sorti le fameux rapport sur « The Limits to Growth » (ou « Rapport Meadows »)[1]. Près de 15 000 scientifiques ont depuis appuyé ses conclusions.[2] Tout au contraire tend à le confirmer, ne serait-ce que Total qui, encore récemment, a pu estimer un déficit de 10 millions de barils par jour à l’horizon 2025. « Rien de moins qu’un dixième de la production mondiale. Les chocs pétroliers de 1973 et 1979 ont été déclenchés par des déficits bien moindres. » selon Matthieu Auzanneau.[3]

S’en suivent, une fois qu’un citoyen lambda se saisit du sujet et croise lui-même la véracité de ces données, une prise de conscience pouvant entraîner colère, tristesse, résignation. La psychologie se saisit ainsi de ces sujets. L’éco-anxiété anticipe par exemple des changements à venir sur son environnement, là où la « solastalgie » - terme qui signifie une « émotion chronique, située et douloureuse, éprouvée face à un changement environnemental négativement perçu » et se veut être une expérience immédiate.[4] On retrouve ces conséquences psychiques anticipées y compris par le GIEC.[5]

Lors de mon premier cours de Business and Human Rights donné à des étudiants issus de pays très divers, au sein du LL.M de l’Université CY Cergy-Paris, j’ai eu le plaisir d’échanger sur ces thématiques auprès de mes étudiants, cherchant à comprendre leur ressenti sur l’avenir et leur vision du futur. Sujet transversal, nous avions pu évoquer notamment l’origine de nos rapports communs et de ces droits humains.

Nous avons pu évoquer la notion de développement durable qu’est venue consacrer le fameux Rapport Brundtland, contrepied au rapport Meadows. Nous avons également constaté qu’une responsabilité toute particulière pèse sur les pays occidentaux et que les conclusions du rapport Meadows ont toujours été attaquées, notamment par les fameuses phrases de certains politiques.[6]

Qu’est-ce qui caractérise ainsi ce rapport si destructeur à la Terre et, fondamentalement, à autrui ? Pourquoi sommes-nous poussés, avec toute la conscience que nous aurions du désastre à venir, à continuer le business as usual ? Afin d’éviter, somme toute, de nous entretuer ou de voir nos libertés se décimer à l’aune de logiques purement sécuritaires, il nous faudrait ainsi non seulement, si l’on en croit le rapport Meadows, appréhender le monde à travers ce risque incertain mais probable d’effondrement, dont certains évoquent ainsi la date pour 2040 ou avant.

Comment consacrer la notion de développement en la conciliant à du « durable » et est-ce seulement possible ? Comment conserver un semblant de libertés individuelles et quel rôle les entreprises et les Etats peuvent-elles jouer ? Comment permettre un développement juste à des Etats dont nous briderions les émissions de carbone alors même que nous (pays occidentalisés) avons la plus grande part de responsabilité dans les émissions de gaz à effet de serre au cours de ces derniers siècles ?

In fine, tous ces questionnements amènent à une réflexion sur le contrat social, dont les différentes conceptions se croisent et restent aujourd’hui fondatrices d’une partie de nos discours politiques. Hobbes, dans le Léviathan (1651), pensait le contrat social comme une rupture de la nature violente de l’être humain. Il énonce l’idée d’une société fondée sur une logique sécuritaire. L’Etat doit ainsi protéger ses citoyens et être garante de la paix sociale.

Quant à Jean-Jacques Rousseau, dans son essai Du Contrat Social, énonçait le rôle du gouvernement en émettant l’idée qu’une « saine et forte constitution est la première chose qu'il faut rechercher ; et l'on doit plus compter sur la vigueur qui naît d'un bon gouvernement que sur les ressources que fournit un grand territoire. »  Penseur de la démocratie directe et de la souveraineté populaire, le contrat rousseauiste tend ainsi à garantir l’intérêt général, l’égalité et la liberté, sans occulter l’Etat dans son rôle de garant d’une certaine sécurité.

Complétant celui de Rousseau, le contrat « naturel » de Michel Serres démontre ainsi les limites du contrat social qui devrait ainsi, pour être réellement universel, s’étendre non pas uniquement à ce qui nous lie entre êtres humains, mais également entre humains et objets inertes, rendant ainsi la Nature, juridiquement, sujet de droit.

« Philosophiquement, ce contrat ouvre un nouveau type de rapport, celui de symbiose et de réciprocité, où la possession et la maitrise laisse place au respect, à l’écoute et même à la contemplation. Liens de réciprocité qui dessinent le contrat naturel. » [7]

Quel rôle pouvons-nous jouer, individus, Etats et entreprises, afin de nous diriger ainsi vers un nouveau contrat social ?  Querelles philosophiques à part, un principe de précaution impose a minima de nous assurer contre un risque soutenu d’effondrement.  

Une première réflexion serait sans doute à trouver dans la littérature. Victor Hugo disait ainsi en ces termes :

« Rien n’est solitaire, tout est solidaire. L’homme est solidaire avec la planète, la planète est solidaire avec le soleil, le soleil est solidaire avec l’étoile, l’étoile est solidaire avec la nébuleuse, la nébuleuse, groupe stellaire, est solidaire avec l’infini. Ôtez un terme de cette formule ; le polynôme se désorganise, l’équation chancelle, la création n’a plus de sens sur la terre. Donc, solidarité de tout avec tout, et de chacun avec chaque chose. La solidarité des hommes est le corollaire invincible de la solidarité des univers. Le lien démocratique est de même nature que le rayon solaire ».[8]

Face aux théories du philosophe Herbert Spencer – qui ont encore trop bon train dans nos sociétés, des relations entre individus aux relations entre Etats – se sont opposées beaucoup de théories tendant à relativiser la portée (quasi cynique) d’une telle vision de l’être humain. Kropotkine décrit au début du XXe siècle dans L’Entraide, un facteur de l’évolution en quoi l’évolution des espèces est faite de prime abord d’entraide et non de lutte, s’insurgeant contre la visée réactionnaire énonçant que l’homme serait un loup pour l’homme. « Je ne pouvais accepter cette opinion, parce que j’étais persuadé qu’admettre une impitoyable guerre pour la vie, au sein de chaque espèce, et voir dans cette guerre une condition de progrès, c’était avancer non seulement une affirmation sans preuve, mais n’ayant pas même l’appui de l’observation directe. » [9] 

L’anthropologue Marcel Mauss posa ainsi la loi de la réciprocité dans son Essai sur le don (1924)[10] comme corollaire de l’existence même de nos sociétés et fut un des premiers à théoriser le système de Sécurité sociale à la française.  Le travailleur donne sa vie à la société et cotise au sein de caisses communes pendant ses années de labeur, espérant ainsi un contre-don : un système de retraite reporté dans le temps, à sa vieillesse. Le contre-don a ainsi pour but d’éteindre la dette de la société auprès de celui qui lui a donné sa vie, a cotisé pour elle à travers un système de cotisations sociales et a espéré en recevoir, dans un temps long, un retour permettant une subsistance digne pour finir sa vie.

Par extension à la pensée de Mauss, un pan écologique semble à explorer, y compris pour l’entreprise, qui prend à la nature les ressources qui lui sont nécessaires à son existence que dans le maintien de relations éthiques auprès de ses salariés. 

Rien de moins qu’en revenir à l’idée d’un don qui nous est fait et celle d’un contre-don que l’on ferait, scellé par un contrat social et un contrat naturel. La nature nous a beaucoup donné à travers ces derniers siècles. Quel sera alors notre contre-don pour elle ?

À ne pas collaborer, à ne pas contractualiser avec la nature et chaque être humain autour de nous, nous risquerions bien de sombrer dans des sables mouvants sans même nous en rendre compte, au nom de ce que serait la loi de la jungle. Tout comme la description d’un des tableaux les plus saisissants de Goya, décrivant deux hommes se battant avec fracas à coups de gourdin ; c’est là qu’on en oublie de regarder ce qui est finalement le plus important : à en observer le duel des hommes, on en oublie qu’il n’y aura ni vainqueur, ni vaincu, si ce n’est peut-être le monde qui les submerge dans ses sables mouvants.

« Les organismes qui survivent le mieux aux conditions difficiles ne sont pas les plus forts, ce sont ceux qui arrivent à coopérer. »[11] Par la conscience des épreuves que nous devons traverser, la solidarité doit s’envisager sans doute, comme notre plus grand salut. Nous avons pris l’habitude de vivre dans un monde dans lequel la coopération serait idéologique, et la compétition, « naturelle »[12]. Pourtant, c’est bien la coopération qui nous caractérise, à rebours des théories sur l’Homo economicus.[13]

Cette coopération doit impliquer une prise de conscience collective et individuelle de nos responsabilités pour continuer de jouir de nos libertés. C’est en définitive, a minima, notre meilleure assurance-vie.

*  *  *  *  * 

Medhi Si Djelloul est juriste, détenteur d’un LL.M. à Fordham University, dont l’admission est en cours au Barreau de New York. Il enseigne à l’Université de Cergy-Paris un cours de Civil Rights and Liberties in Europe avec une dominante Business and Human Rights.  Il s’intéresse à ce qui a trait à l’éthique des affaires et la philosophie.

[1] Meadows, D. H., Meadows, D. L., Randers, J., & Behrens, W. (1972). The Limits to growth; a report for the Club of Rome's project on the predicament of mankind. New York, Universe Books. https://www.clubofrome.org/publication/the-limits-to-growth/

[2] J. Ripple W., Wolf C., M. Newsome T., Galetti M., Alamgir M., Eileen Crist, I. Mahmoud M., F. Laurance W., 15,364 scientist signatories from 184 countries, World Scientists’ Warning to Humanity: A Second Notice, BioScience, Volume 67, Issue 12, December 2017.  https://doi.org/10.1093/biosci/bix125.

[3] Auzanneau, M., 2021. Métaux critiques, charbon, gaz, pétrole : nous entrons dans les récifs. [Blog] Oil Man: Chroniques du début du pétrole, Disponible à: https://www.lemonde.fr/blog/petrole/2021/10/12/metaux-critiques-charbon-gaz-petrole-nous-entrons-dans-les-recifs

[4] Petit, P. and Albrecht, G., 2020. Solastalgie, éco-anxiété... Les émotions de la crise écologique. [online] France Culture. Disponible à https://www.franceculture.fr/environnement/solastalgie-eco-anxiete-les-emotions-de-la-crise-ecologique

[5] Smith, K.R., A. Woodward, D. Campbell-Lendrum, D.D. Chadee, Y. Honda, Q. Liu, J.M. Olwoch, B. Revich, and R. Sauerborn, 2014: Human health: impacts, adaptation, and co-benefits. In: Climate Change 2014: Impacts, Adaptation, and Vulnerability. https://www.ipcc.ch/site/assets/uploads/2018/02/WGIIAR5-Chap11_FINAL.pdf

[6] Reagan évoquant « Il n'y a pas de limite à la croissance, car il n'y a pas de limite à l'intelligence humaine, à son imagination et à ses prodiges » alors que George Bush Sr. a affirmé que « Le mode de vie des Américains n'est pas négociable ». 

[7] Serres M., Le contrat naturel, Ed. Flammarion, 2020

[8] Victor Hugo, Œuvres complètes de Victor HugoCRITIQUEProses philosophiques de 1860-1865, Coll. BOUQUINS, Ed. Robert Laffont, p 508.

[9] Pierre Kropotkine, trad. Bréal L., L’Entraide : Un facteur de l'évolution

[10] Mauss M., Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques, préface Weber F., PUF, coll. « Quadrige Grands textes », 2007, 248 p., EAN : 9782130554998.

[11] Servigne, Pablo; Chapelle, Gauthier. L'entraide, Ed. les liens qui libèrent.

V. aussi de Jacques Lecomte, La Bonté humaine : altruisme, empathie, générosité, Ed. Odile Jacob, 2012 

[12] Id. 

[13] Fehr, E., & Gächter, S. (2000). Cooperation and Punishment in Public Goods Experiments. The American Economic Review, 90(4), 980–994. http://www.jstor.org/stable/117319.

V. aussi les jeux menés par l’anthropologue Joseph Henrich et le professeur Robert Boyd auprès de quinze sociétés traditionnelles in Henrich et al., « Economic man » in cross-cultural perpective : Behavioral experiments in 15 small-scall societies, Behavioral and Brain Sciences (2005) 28, 795-855. https://cutt.ly/2TeofO9

Précédent
Précédent

Vaincre la solitude, retrouver le goût de vivre

Suivant
Suivant

Learning how to learn:  harnessing the brain’s potential for development at any age