Le chemin d’un entrepreneur social dans l’agriculture : Jean-Guy Henckel, fondateur et créateur des Jardins de Cocagne

Le 7 septembre 2022

En 1991, Jean-Guy Henckel a fondé le premier Jardin de Cocagne en France.  Aujourd’hui, environ une centaine de jardins existent sur le territoire français, avec les missions d’accompagner à l’essaimage, la consolidation et la pérennisation des jardins, la professionnalisation des équipes des jardins avec un pôle formation et la communication autour des jardins et de leurs actions.  Il nous reçoit pour discuter de son parcours.

VIVACE : Pouvez-vous nous parler de votre parcours d’entrepreneur social, et notamment en tant que fondateur des Jardins de Cocagne ?

JGH : Je suis le fondateur des Jardins de Cocagne, créé dans l’est de la France, à Besançon en 1991. J’étais à l’origine travailleur social avec une formation en sociologie, et la création des Jardins de Cocagne correspondait à la création d’une nouvelle structure d’insertion par l’activité économique basée sur l’agriculture biologique. Cela a rendu possible la constitution de paniers de légumes bio destinés à être distribués aux personnes en difficulté pour trouver un emploi et un avenir, dans une forme de commercialisation très particulière et inédite en France à l’époque.

A Besançon, en 1991, nous nous sommes particulièrement concentrés sur la réalisation et le succès de cette entreprise folle décriée par les agriculteurs, les travailleurs sociaux et les entreprises, et à laquelle peu croyait. En termes de changement d’échelle, cela peut vous sembler inhabituel, mais nous n’avons pas pendant un instant envisagé qu’il pourrait y avoir un deuxième ou un troisième Jardin de Cocagne.

C’est pour répondre à de nombreuses demandes émanant de toute la France que nous avons envisager d’autres montages des Jardins de Cocagne avec d’autres équipes. Au début, il était improbable qu’un si petit projet reçoive une couverture médiatique inattendue, aussi bien à travers la presse spécialisée, que la presse généraliste écrite et télévisuelle. Nous nous sommes réunis en 1993 et avons défini un cadre qui est toujours en vigueur aujourd’hui. Dans ce cadre, co-existe un exercice libre et un exercice imposé, fixé dans une charte.

La pratique imposée dans les Jardins de Cocagne est de lutter contre toutes les formes d’exclusion et toutes les formes de discrimination par le travail d’insertion, de pratiquer l’agriculture biologique, de distribuer en circuits courts aux particuliers, et de s’inscrire aux côtés des agriculteurs et éleveurs lorsque cela est possible sur le territoire.  On ne peut pas aller au-delà de ces quatre critères, mais cela laisse une certaine liberté de faire localement pour créer de nouvelles initiatives si nécessaire. Nous nous inscrivons aussi aussi bien auprès des entreprises, que des pouvoirs publics et des citoyens, comme des « acteurs de la réconciliation. »

VIVACE :  En tant qu’entrepreneur social, comment gérer la tension entre l’impact social et les enjeux de rentabilité ?

JGH : Nous avons mis en place une méthode de pilotage en développement durable. C’est-à-dire, lister l’idéal écologique, social et économique que vous souhaitez atteindre.  Vous n’arriverez jamais à atteindre tout ça en même temps et très vite.

Ça prendra beaucoup de temps, mais il faudra à un moment donné faire des choix. Je vous donne un tout petit exemple dans les Jardins de Cocagne.  On est envahis quand on travaille en agriculture biologique par les mauvaises herbes. Pour les enlever, on a une technique qui consiste à mettre des paillages, comme des grands tapis que vous mettez sur les champs, des voiles et qui permettent à un moment donné d’empêcher les mauvaises herbes de pousser. Mais ces voiles, ils sont en plastique.

Donc c’est un choix écologique qui n’est pas très bon parce que vous faites du plastique. Mais c’est un très bon choix social et un très bon choix économique parce qu’à un moment donné, les gens ont beaucoup moins de travail pénible. Et puis en plus, vous allez avoir un peu plus de production, donc gagner un peu plus d’argent. Donc vous voyez à un moment donné qu’il faut faire la part des choses.

VIVACE : En tant qu’entrepreneur, vous avez besoin de beaucoup de choses, y compris d’un réseau. Comment en créer un ?

JGH : La première décennie de développement des Jardins de Cocagne s’est faite sans réseau constitué et organisé, mais par un système naturel d’entraide, de soutien dans lequel chacun des membres anciens et nouveaux apportait sa pierre à l’édifice. Mais après plus de cinquante implantations il a fallu passer à des modes d’organisations, plus efficace et plus structuré.

En créant le Réseau national et en le dotant de personnel spécialisé en agriculture biologique, en accompagnement social, en gestion, en commercialisation, nous avons fixé une ligne stratégique d’essaimage, selon les critères énumérés plus haut, mais dans un système d’essaimage « souple », loin des systèmes centralisés des entreprises, ou des systèmes sans contraintes des associations. Il s’agissait de fixer une ligne claire : Insertion, agriculture biologique, circuits courts, ancrage territorial, mais de laisser par ailleurs une vraie liberté d’entreprendre aux acteurs locaux. Un jeu permanent de droits et devoirs arbitré par les représentants élus des jardins.

VIVACE : Quels sont les traits de caractère qui différencient les entrepreneurs, et plus particulièrement, qu’est-ce qui encourage l’entrepreneur à effectuer ce virage en direction d’un but social ?

JGH : Je pense qu’un entrepreneur social, c’est quelqu’un qui est habité à un moment donné par un certain nombre de causes ou une indignation. L’entrepreneur social, c’est quelqu’un va puiser sa force, son énergie dans cette indignation ; pas pour uniquement la dénoncer, mais pour essayer de trouver à créer une entreprise qui va régler une partie du problème.

On ne peut pas changer le monde sans changer soi-même. C’est à dire que vous ne pouvez pas imaginer monter un énorme travail collectif sans vous être posé une série de questions très personnelles et très intimes. Est-ce que je suis la bonne personne capable de monter ce projet-là ? Ça, c’est la première chose. Tu as peut-être eu une idée extraordinaire, mais tu n’es pas forcément la personne la plus indiquée pour la mettre en activité, la mettre en marche.

Et puis la deuxième question à se poser, c’est : auras-tu la force et l’énergie de mener à bien cette idée ?. Vous allez vraiment vous engager beaucoup et pour longtemps : vais-je tenir ? Et ça, c’est au détriment de votre vie personnelle, de votre vie familiale, ce qui n’est pas simple. A un moment donné, il faut vraiment se dire avant de m’engager dans quelque chose de très lourd, de très compliqué, qui va prendre autant d’énergie et autant de temps, est-ce que j’en ai parlé assez avec mes proches ? Est-ce que je suis vraiment envie de faire autant de sacrifices pour pouvoir y arriver ? Est-ce que l’enthousiasme et la joie d’entreprendre de ce projet va perdurer ?

VIVACE : L’entrepreneur social est souvent associé à un profil unique de compétences et d’aptitudes. La satisfaction morale de la bienveillance. Nous voyons souvent aussi une opposition au modèle capitaliste. Quelles sont les qualités les plus importantes à ton avis ?

JGH : Il y’en a certainement beaucoup, mais les plus importantes à mes yeux sont la ténacité, l’énergie, la bienveillance et la loyauté. Quand on s’intéresse à la question sociale et écologique en particulier, on ne peut être qu’en réaction à un certain capitalisme cannibale qui à un moment donné ne sait pas se développer sans générer d’énormes inégalités, en créant de nouvelles poches de pauvreté et puis en détruisant la planète.

Quand on monte une entreprise d’entrepreneuriat social, on pratique aussi du capitalisme dans le sens ou on a une démarche économique, on a des employés à manager et on fait du business. En l’occurrence, tout ce qu’on essaie de nous montrer dans l’entrepreneuriat social et dans l’économie sociale et solidaire, c’est qu’on peut faire les choses de manière commune et différente.

Nos méthodes d’évaluation vont se compléter par des critères « hors normes », mais qui à mes yeux sont tout aussi important, comme le bien être d’une communauté, le sourire de gens qui reprennent une activité et de la confiance, cela renforce en permanence cette joie d’entreprendre. Après, la valeur du temps long est très importante. C’est grâce à cette vision que Cocagne fait travailler aujourd’hui plusieurs milliers de personnes en France.

CPM

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